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Dossier
Laura Aikin, « je suis Lulu »
portrait d’un soprano en héroïne
Quelques jours avant les représentations de Lulu (du 18 octobre au 5 novembre), le second opéra d’Alban Berg, à l’Opéra national de Paris (Bastille), nous rencontrons Laura Aikin qui incarne régulièrement ce rôle qu’elle aime infiniment – ainsi fut-elle Lulu à Berlin, Amsterdam, Zurich, Vienne, Lyon, Milan, Paris, etc. Alors que certains artistes hésitent à se diversifier, le soprano américain chante l’aujourd’hui, l’hier et l’avant-hier, nageant comme un poisson dans l’eau dans un répertoire qui commence à l’ère baroque et s’étend jusqu’à la création contemporaine
Depuis quelques années déjà, le plaisir est grand de découvrir vos Lulu, ici et là. Comment abordez-vous un tel rôle ?
Mon approche se fait avant tout sur un mode très humain. Il m’a toujours semblé que Lulu était une femme, voilà tout, et non pas une allégorie, une création poétique ; une femme vraie, de chair et de sang. Quelles qu’aient pu être les options des metteurs en scène, je la vois comme un personnage en vie, là, tout de suite, sur la scène. Pour moi, c’est là que réside le génie de cette œuvre. Quand vous regardez le rôle, vous pouvez vous dire qu’il n’existe pas dans la vie de telles femmes. C’est faux ! Bien sûr que Lulu est une femme « possible », et bien sûr que sa vie est crédible ! Il lui arrive beaucoup de choses, il est vrai. Sa vie est follement mouvementée. Mais la vie est comme ça, non ? La sienne croise la misère, puis la mort à plusieurs reprises, sans parler de la prison, du choléra et du meurtre final. Tout est vraisemblable, qu’il s’agisse des traits de caractère de Lulu ou de son parcours qui la confronte à des situations terribles jusqu’à faire d’elle ce que nous appelons une « héroïne ». Et il y a tout cet amour, aussi, les relations entre les hommes et cette femme, sa relation avec une autre femme (Comtesse Geschwitz) ! Plus simplement : cette femme existe, maintenant, sur la scène, devant vous ; j’existe, je suis Lulu.
À vous avoir vu dans le rôle, on sent assez évidemment, dans le grand engagement que vous mettez à le défendre, que vous y êtes attachée…
J’aime Lulu, absolument. De tout mon cœur. Alors je veux faire tout ce qui est possible pour la servir. C’est une séductrice fascinante : je voudrais me surpasser en scène et lui dire : « regardez, voilà mon travail, pour vous », mais Lulu est femme fatale et ne regarderait sans doute rien, balayant d’un geste gracieux tous mes efforts (rires) ! Je le sais bien, allez… Elle est comme une amie très chère, au fond : je veux la comprendre, la révéler, et je mets toute mon énergie à le faire. Certains opéras demandent que l’on joue. Avec celui de Berg, les choses se passent différemment. Il s’agit d’être, voilà ! De sorte qu’en travaillant, je suis Lulu et je séduis mes partenaires, bien sûr. Il y a quelques jours, un ami assistait à une répétition ; à la pause, il m’a dit : « mais tu flirtes comme ça avec tous ? » (rires)… Il est très important qu’un certain climat règne entre les chanteurs avec lesquels je serai sur scène, ceux qui incarnent Schön, le Peintre, la Geschwitz, etc. Cette ambiance particulière des répétitions installe la crédibilité du spectacle, bien sûr. C’est elle qui nous y fera tenir ensemble. Vous savez, il y a tellement à faire dans cette œuvre : la partition est exigeante, il y a les rôles et toute une dimension théâtrale qui rend la chose plutôt athlétique. C’est très intense. Dans ce sens, la production de Willy Decker que nous jouons ici est terrible, très physique. La première fois que je l’ai jouée, je me suis blessé les jambes. Quand on m’a proposé de la reprendre maintenant, j’ai eu peur, vraiment. J’ai donc décidé de m’y préparer avec détermination : depuis un peu plus de six mois, je cours tous les jours entre cinq et huit kilomètres, environ, afin d’être agile, endurante, prête pour les répétitions. De fait, je suis arrivée à Paris dès le 21 septembre, pour une première le 18 octobre. Il y a donc quatre semaines de travail, ce qui est assez rare à l’opéra, n’est-ce pas ? Et nous répétions six heures par jour et six jours par semaine, figurez-vous ! Ce temps est nécessaire, vraiment, d’autant que la nouvelle distribution comprend de nombreuses prises de rôles.
À Berlin, vous incarniez Lulu dans la production de Peter Mussbach. À Zurich, c’était celle de Sven-Eric Bechtolf. Puis il y eut Peter Stein à Lyon [prochaine photo], Vienne et Milan. Enfin celle de Decker à Paris, reprise à présent. La conception du rôle est-elle très différente dans ces productions distinctes ?
C’est formidable, toutes ces expériences ! Vous savez, à Zurich, Bechtolf signait sa première mise en scène d’opéra [lire notre critique du DVD]. Ce qu’il a créé est incroyable, vraiment. J’en garde un souvenir très ému. Peter Stein, quant à lui, a choisi une option de précision remarquable. Il s’agissait de suivre au pas la partition, au cœur de l’écriture de Berg, et de faire absolument tout ce qu’elle permet, de la pousser au plus loin, au plus fort, toujours. C’était assez déroutant dans les premiers temps du travail, mais lorsque tout a commencé à se mettre en place, l’opéra a gagné une clarté précieuse [lire notre chronique du 20 avril 2009]. Tout devint évident, tant musicalement que dramatiquement. Jusqu’à révéler le génie de Berg à inventer un être passionnant en puisant dans les deux pièces de Wedekind. Quelle richesse, alors ! Sans doute est-ce pour cela que les représentations à la Scala remportèrent un tel succès, car habituellement le public italien vient à ce répertoire à reculons, comme vous le savez. Mais au fond, je crois que ma Lulu diffère surtout en fonction de l’état dans lequel je suis à ce moment-là dans ma propre vie. Lorsque j’ai jouée la production de Peter Mussbach, j’étais plus jeune, plus naïve ; du coup, ma Lulu d’alors était ainsi. Si je reprenais aujourd’hui ce spectacle, je serais forcément une autre Lulu, bien qu’avec le même metteur en scène.
Quand je suis arrivée à Zurich pour les répétitions, ma vie connaissait alors des moments difficiles, sombres. Du coup, ma Lulu était noire, vraiment. Avec Stein, elle fut nettement plus ouverte, solaire, même, je crois. Le rôle est immanquablement une expression intime de moi-même plutôt que des metteurs en scène. Bien sûr, le concept général est primordial – et j’aime ces quatre productions, sincèrement –, mais il serait impossible de ne pas faire une chose personnelle avec ce rôle. De fait, l’opéra s’appelle Lulu, il me semble, non (rires) ?
Alors que beaucoup d’interprètes se montrent extrêmement prudents à s’écarter de certains répertoires qui leur conviennent, votre parcours surprend. En effet, si vous chantez Saint-François d’Assise (Messiaen), Die Jakobsleiter (Schönberg), L’Upupa (Henze), Lulu, etc., vous ne négligez pas les opéras de Mozart et de Strauss, ni les belcantistes Donizetti et Rossini…
D’abord, je dois vous dire que j’aimerais chanter la musique contemporaine avec la même voix qu’on demande dans celle de Mozart. Et il se trouve que je peux chanter Lulu un soir et Constance le lendemain ; ma voix est faite comme ça, je n’y peux rien. Pourquoi Lulu n’aurait pas droit au beau chant ? Je n’apprécie pas quand on entend des choses du genre « le public ne connaît pas l’œuvre, de toute façon, et n’entendra pas si l’on est plus ou moins juste, si l’on crie un peu ici », etc. À force de chanter ce rôle, je le comprends plus profondément. Il me paraît impossible que Berg ait souhaité un Sprechgesang haché, cassant, distordu. À l’époque où il composait, les chanteuses avaient les habitudes du bel canto et Berg ne voulait pas de cette opulence qui s’opérait souvent au détriment du texte. Je crois qu’avec son Sprechgesang, il rêvait d’une ligne vocale placée au cœur de la phrase parlée, mais qu’il n’imaginait pas une chose brutale, antimusicale, non. Lorsque vous écoutez son orchestre, il paraît impossible de penser le contraire, vraiment. Alors, s’il faut parler de mon répertoire, c’est tout simple : le téléphone sonne, on me propose tel rôle, je demande « vous pensez que je peux le faire ? », on me répond que oui, alors je le fais, voilà tout. Jamais je n’ai planifié les prises de rôle, non. Je laisse le hasard faire les choses, et le hasard m’ouvre bien plus de portes que si je me disais « non, je ne veux faire que Puccini, ou que Mozart, etc. ». Le téléphone fait ma carrière (rires) ! La première fois qu’on m’a proposé Lulu, je me suis dit que mon interlocuteur était fou. C’était effrayant, un tel rôle. Jamais je n’aurais pensé à lui ! Il a fallu me convaincre. J’ai essayé quelques passages… Bon, ce n’était pas si mal, alors je me suis lancée, j’ai accepté. Après, c’était énormément de travail, bien entendu, mais c’est ça, l’opéra.
Vous chantez également Pli selon Pli de Pierre Boulez, une partition qui n’est pas écrite pour la scène, qui interprète les vers de Mallarmé que l’on sait hermétiques, voire abstraits. La pureté généralement associée à l’idée que l’on se fait d’une voix mozartienne, n’est-ce pas aussi celle de cette ligne de chant particulière de Pli selon Pli ?
Une œuvre comme Pli selon Pli convoque la voix comme elle fait appel à un instrument. J’ai commencé ma vie musicale par l’instrument, en fait. Et, en tant que trompettiste, j’avais déjà abordé la musique contemporaine. Du coup, ce passé-là me facilitait les choses. J’ai appris énormément en chantant Pli selon Pli, en découvrant la possible nature instrumentale de ma voix. J’aime beaucoup la musique de Boulez ; je l’aime au point de vouloir faire toute son œuvre chantée dans ma carrière. C’est mettre ma voix au service d’une esthétique personnelle, d’un monde en soi. Il ne faut pas croire qu’une telle pièce soit ingrate ; bien au contraire, elle m’a beaucoup apporté pour chanter tout le reste. J’ai chanté Pli avec plusieurs chefs d’orchestre, et aussi avec Boulez lui-même, ce qui est très précieux. Nous avons fait une tournée ensemble. Par ailleurs, je suis heureuse d’incarner au printemps prochain Marilyn Monroe dans un opéra d’aujourd’hui.
À Salzbourg, vous serez aussi Marie des Soldaten de Zimmermann…
Oui. Encore une folie ! C’est encore plus dur que Lulu. Plus précisément, ce n’est peut-être pas aussi difficile mais c’est vraiment très compliqué. Ainsi, voyez-vous, dans la même saison, je vais chanter Lulu et Die Soldaten ; vous ne mentirez pas à colporter le bruit que j’aime beaucoup la musique contemporaine (rires). C’est énormément de travail. J’ai commencé dès juillet à travailler sur la partition de Zimmermann, et je n’ai pas encore tout en voix, bien sûr. Surtout qu’il y a les autres rôles à chanter sur scène, pendant qu’on se prépare. Il y aura bientôt Les Huguenots (Meyerbeer) à Strasbourg, par exemple. C’est incomparablement plus facile, bien sûr, mais c’est en français, une langue que je ne chante pas souvent.
Certaines langues vous semblent-elles plus difficiles à chanter ?
Non, le français est facile. Mais j’ai l’ambition de faire les choses justes et bien. Je chante maintenant en italien en Italie, en allemand en Allemagne et en Autriche, alors, je voudrais chanter tout aussi parfaitement en français en France. J’ai très peu chanté en anglais, par exemple. Il y a eu Candide (Bernstein), The Rake’s Progress (Stravinsky) et des mélodies orchestrées de William Bolcom.
À l’issue de cet entretien, et mis à part le meilleur pour la première de mardi, que vous souhaiter pour l’avenir ?
Je voudrais faire plus d’opéra italien. J’aime la langue italienne, je peux la chanter sans difficulté, je parle italien, je vis en Italie, alors… il y a là comme un désir naturel, au fond. J’aimerais chanter Traviata. C’est le moment, car ma voix s’est élargie, a pris le corps nécessaire à ce rôle. Il y a aussi Zerbinetta, qui me manque beaucoup ! C’est avec ses notes que je me chauffe toujours avant chaque répétition. Il y a aussi Marie de Wozzeck (Berg) et, surtout, l’incroyable Affaire Makropoulos (Janáček). Au fond, c’est comme une suite logique à Lulu, cette femme ; Lulu numéro 2 (rires) ! Mais j’ai le temps. Il y a six ans, après la naissance de mon fils, ma voix a trouvé une certaine plénitude qui se développera peu à peu jusqu’à ces rôles qui en ont besoin. Mon vœu le plus cher est de chanter toujours, toute ma vie, même quand j’aurai soixante ou soixante-dix ans, les rôles de vieilles avec mon âge, tout simplement. Ma vie est au théâtre. Sur scène, je suis à la maison.